Voici deux semaines que le conflit en Ukraine mobilise largement les médias, à juste titre, d’autant qu’on peut difficilement regretter la monomanie covid de ces derniers mois ou encore la mise sous silence d’une campagne présidentielle aussi intéressante qu’un téléfilm sentimental des années 80 diffusé en deuxième partie de soirée sur une chaîne du service public. Un conflit majeur en Europe dont les répercussions sont déjà mondiales, et qui ne peut que consterner tant les raisons qui l’ont motivé ou prétendument motivé relèvent du ridicule.
Les conséquences sont déjà terribles, et surtout pour ceux qui, finalement, ne sont pour rien dans ce marasme géopolitique. Les populations, et au sein de ces populations, les plus pauvres, vont pâtir le plus directement des conséquences de la guerre alors qu’elles ne sont finalement que des fétus de paille ballottés sur des flots agités, n’ayant aucune responsabilité dans la tempête. Parmi ces populations, j’aimerais m’arrêter particulièrement dans cette tribune sur celle de Russie et de la diaspora russe. Les guerres sont toujours révélatrices des comportements humains les plus héroïques comme les plus abjects, et depuis le début de ce conflit, ce qui apparaît manifeste, c’est l’émergence, pour ne pas dire la résurgence, d’une russophobie malsaine qui frappe les Russes dans le monde et surtout en Europe. Cette russophobie se manifeste sous des formes qui sont tour à tour consternantes, bouffonnes ou carrément folles. Dans le florilège de ces mesures russophobes, on a l’exclusion des concours félins des chats ayant un pédigrée russe, l’exclusion du concours du plus bel arbre européen d’un arbre situé en Russie, l’exclusion d’un chef d’orchestre russe qui pressé par son équipe de condamner la guerre en Ukraine a refusé de se prononcer (comme si c’était son rôle, et comme s’il n’avait pas de famille en Russie). On peut ajouter le boycott de Dostoïevski dans une université milanaise, ou encore, au Québec, des restaurants qui débaptisent la poutine, plat traditionnel dans cette contrée outre-Atlantique. Ce n’est là qu’un petit florilège, mais florilège explicite, de la russophobie qui s’exprime de par chez nous, russophobie qui vire à l’absurde lorsque les ballets de Saint-Pétersbourg, composés de danseurs ukrainiens et russes, voient leurs représentations largement boycottées par les Français alors que ces danseurs font l’effort de se produire ensemble pour montrer que les peuples ne sont pas comme leurs chefs.
Il ne fait pas bon être Russe ou arborer quoi que ce soit de russe en ce moment, car on risque l’insulte, la mise au ban, voire pire. En somme, le Russe est notre ennemi, il porte sur lui toute la responsabilité de la guerre en Ukraine, marteau dans la main et faucille entre les dents, il est chez nous en petite main agissante du Kremlin. Et gare à celui qui irait au bistrot ou qui crierait hourra, quelqu’un pourrait bien savoir que ces mots sont d’origine russe et qu’ils sont plus que suspects. Cette russophobie est évidemment l’expression de l’ignorance crasse, de la bêtise abyssale et peut-être de la perversité d’une partie non négligeable de la population occidentale. Très franchement, en quoi le restaurant Samovar du coin de la rue, Youlia prof de russe et le père Sergueï, prêtre orthodoxe, ont une responsabilité dans le conflit ukrainien ?
À l’évidence, il y a énormément de bêtise dans cette manière de « chasser le Russe », une sorte de bêtise congénitale qui traverse l’humanité depuis des millénaires, et qu’on croyait un peu disparue dans nos sociétés pleines de bacheliers avec mention. Force est de constater qu’elle n’était qu’endormie pour mieux se réveiller à l’occasion. Il y a de la bêtise, de l’ignorance, mais aussi, et c’est peut-être le pire, une volonté de trouver un bouc émissaire.
L’Europe, l’Occident de manière générale, se trouve aujourd’hui devant Poutine comme une chenille rampante et paralytique. Engourdie, observatrice hagarde, elle accepte de voir l’inflation exploser, de recevoir 5 millions de réfugiés, elle accepterait même de refiler l’Ukraine à Poutine si elle lui appartenait plutôt que de réagir. L’Europe est une momie flasque, ainsi que Poutine l’a toujours considérée, un grand vide aussi responsable que Poutine lui-même du chaos qui se trouve à ses portes. L’Europe n’a ni force ni courage, elle temble, sa population tremble (elle se jette déjà sur les pastilles d’iode !), un yorkshire tremblerait moins sur la table du vétérinaire. La seule évocation du nom « Poutine » suscite des défaillances chez les plus fragiles, combien de crises cardiaques quand il parle de « la bombe » ? La vérité, c’est que l’Europe, de ses chefs à l’agriculteur retraité de la Creuse, tremble devant Poutine. Elle n’ose rien faire, et il n’y a qu’à voir la pathétique marche arrière de Bruno Le Maire au sujet de l’emploi du terme « guerre économique » pour s’en rendre compte. Un tweet vaguement menaçant de Medvedev en réponse, et voici Bruno Le Maire qui nous sert un repentir en forme de bafouille. L’Europe tremble devant Poutine, Poutine le sait d’ailleurs et profite allégrement de la situation, alors, comme elle ne peut pas taper le gros bras de la cour d’école, elle tape sur les petits. Comme elle ne peut atteindre le chef, elle tape sur ceux qui ont un point commun avec lui. Ici, ce n’est pas la couleur, ce n’est pas la religion, c’est la nationalité. « Ah, t’es russe comme Poutine, alors tiens, prend ça, et ça encore, tu vas payer pour lui ! », voilà à peu près ce qu’est capable de faire l’Europe en solidarité avec l’Ukraine. En d’autres termes, gangrenée par son syndrome d’infériorité, l’Europe a besoin d ese sentir forte en tapant sur le restaurant Samovar, sur Youlia prof de russe, sur le père Sergueï, prêtre orthodoxe. Elle se donne bonne conscience en agissant de la sorte, elle comble cette frustration de ne pas être capable de réagir face à Poutine. Au demeurant, les Ukrainiens, et leur président le premier, ne sont pas dupes. Ils n’en ont strictement rien à fiche de cette russophobie ridicule, ils n’en ont même rien à fiche de ces mesures économiques qui vont empêcher un étudiant moscovite de manger un burger à McDo et enlever 10 milliards à un oligarque quand il lui en restera 10. Si jamais ces mesures devaient avoir un effet réel, ce serait au mieux dans plusieurs semaines, probablement dans plusieurs mois, et en tous les cas, trop tard. Par un hasard curieux, cette lâcheté aura toutefois un mérite peut-être, celui d’ouvrir les yeux de l’Ukraine sur ce qu’elle peut attendre et espérer de l’Ouest, de cet Occident aux allures d’EHPAD qu’elle regardait probablement avec trop d’admiration. Le président Zelenski commence à le dire lui-même, si tout ce qu’il peut attendre de l’Ouest, de l’Ouest institutionnel j’entends, c’est du bla-bla de bureau et une tour Eiffel illuminée en jaune et bleu, alors à quoi bon l’OTAN, à quoi bon l’UE, à quoi bon s’encombrer de cette chose paralytique ? Moins que la force armée de Poutine qui patine dans la semoule et s’englue, c’est probablement la léthargie occidentale qui va éloigner tout naturellement l’Ukraine de l’Occident et dissoudre les raisons même du conflit. Peut-on s’en réjouir, lorsqu’on est Français, plus largement européen, que l’on a un peu de dignité et le sens des valeurs, assurément pas !
Alexandre Page, docteur en histoire de l’art, écrivain