mardi 23 janvier 2024

Lutte contre les abus dans l’Eglise : le point zéro ?

 Alors que l’Eglise de France a « fêté » le triste anniversaire de la publication du rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise ( CIASE ) le 5 octobre 2023, rapport toujours ignoré par Rome, il semblait important de se pencher sur le contenu de ce rapport et du bilan des dispositions qui ont pu être prises depuis les années 2000 dans les diocèses en matière de lutte contre la pédophilie, ainsi que les questions que soulèvent certains angles morts dans le traitement des abus au sein de l’Eglise.

Nul ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ce sujet, et ce, même si le Pape François a visiblement, pour des raisons que l’on ignore, passé à la trappe un audit historique pourtant demandé par l’Eglise de France elle-même, et dont les conclusions méritaient qu’on les prenne au sérieux.

Rappelons que le rapport Sauvé, intitulé « Les violences sexuelles dans l’Eglise catholique, de 1950 à 2020 », rapport de 548 pages, a révélé « un phénomène massif longtemps recouvert par une chape de plomb », d’abus sexuels sur mineurs dont le nombre a été estimé à 216 000 victimes entre 1950 et 2020 : abus commis par des prêtres, diacres, religieux ou religieuses. Le nombre des agresseurs sexuels est situé autour de 2900 et 3200, nombre probablement sous-évalué du fait de l’absence d’un recensement exhaustif, soit un ratio de 2,5% à 2,8% de l’effectif des clercs et des religieux depuis 1950.

Le rapport explique que « l’Institution de l’Eglise n’a pas pris la défense des victimes », qu’elle est « restée trop longtemps centrée sur la protection de l’Institution sans aucun égard pour les personnes victimes », que « son droit canonique est gravement défaillant », et qu’elle méconnaît largement ses « obligations juridiques ».

Celles-ci méritent d’être livrées à la connaissance du public, avec les questions que soulève leur interprétation par les Diocèses.

Parmi les conclusions relatives à la mise en place des cellules d’écoute, la CIASE observe que « Les diocèses ont dans l’ensemble largement suivi la recommandation de la CEF consistant à créer des cellules d’écoute. La CEF en dénombre 83 à la fin de 2020. 

Cependant, « dans l’ensemble, la création des cellules relève d’une démarche essentiellement interne aux évêchés ; le recours à des assistances extérieures professionnelles (autres que celles, intuitu personae, des bénévoles) est resté une exception. C’est le cas dès leur création, qui a vu les évêchés avoir très marginalement recours à des conseils extérieurs ».

Ceci pose question en matière de professionnalisation et également d’indépendance vis-à-vis de la hiérarchie de l’Eglise. 

La CIASE a pu observer que ces cellules, brandies pourtant comme le fer de lance de la prévention des abus par la CEF, n’ont pas de mission suffisamment claire. « Les cellules déclarent, pour la plupart, jouer un rôle premier d’accueil et d’écoute, puis de conseil aux évêques, de conseil aux personnes victimes, et enfin de prévention. Environ deux tiers des répondants jugent la mission de la cellule claire (40 %) ou très claire (27 %), mais un tiers l’estime seulement assez claire ou pas claire (respectivement 27 % et 6 %). »

Par ailleurs, il ressort des témoignages cités dans le rapport, que ces structures ne sont pas en mesure d’accueillir et d’écouter tous types de victimes, d’abus sexuels, spirituels et de pouvoir.

 « Les témoignages reçus par les cellules, mais également ceux adressés à la CIASE, ont fait apparaître la problématique des abus spirituels, de conscience, qui peuvent être distincts des violences sexuelles ou liés à elles. Les cellules, dans leur fonction initiale, étaient appelées à recevoir les victimes d’agressions sexuelles. C’est, semble-t-il, par un glissement naturel qu’elles ont été amenées à traiter, de facto, d’abus spirituels. Dans les limites des compétences des cellules, y compris en termes d’accompagnement, quel obstacle y aurait-il à ce que la définition de « victimes » soit retenue dans son acception large et que, dans les missions des cellules, figure l’accueil des victimes d’abus d’autre nature ? »

Dans leur fonctionnement, ces cellules posent la question de l’indépendance vis-à-vis de l’institution elle-même et d’éventuels conflit de pouvoir. En effet, celles-ci fonctionnent avec des laïcs, pour certains professionnels, mais parfois aussi avec des clercs et sous la tutelle de l’évêque, à qui elles rendent compte de leur mission : ceci peut générer des conflits éthiques ou d’intérêt, surtout si tel ou tel clerc se trouve mis en cause par un témoignage. « Privilégier des cellules intégralement composées de laïcs afin de limiter les risques de confusion pour les victimes et le risque que des tensions éthiques ne se fassent jour pour les volontaires impliqués dans les cellules ».

Certaines cellules sont coupées des institutions civiles extérieures, des réseaux d’aide existants, ce qui peut conduire à une forme d’opacité du fonctionnement et à terme, des risques de générer de nouvelles formes d’abus. Qui peut en effet garantir qu’une bénévole bien intentionnée et amie de l’évêque, n’aura pas à cœur de dissuader, dénigrer tel ou tel témoin, voire mettre les témoignages gênants sous le boisseau ? On a beau dire, les personnes qui interviennent dans ces cellules sont d’abord passées au crible de l’institution : en ce sens, il faudrait pouvoir clarifier les modalités de recrutement des personnes constituant ces cellules.

Dans l’organisation du fonctionnement et de la supervision des cellules, la CEF a mis en place un organigramme pyramidal, qui conduit, au sommet, à un organe de la CEF avec 4 évêques à sa tête (la CPPLP, centre de prévention de la pédophilie, ressources des cellules) : ceci pose une question sérieuse en matière d’évaluation des signalements, livrés à l’appréciation des évêques eux-mêmes. Comment garantir l’impartialité dans l’examen des signalements ?

On voit comment les scandales sexuels récents ont été traités dans le cas des MEP, par des évêques traitant eux-mêmes les plaintes pour les interpréter, les juger et les enterrer à leur guise, sans se soucier des institutions judiciaires, voire même sans passer par la Justice canonique.

Le 2 décembre dernier, les évêques de France ont publié un audit sur les cellules d’accueil et d’écoute précisément., mandaté par le Conseil de prévention et de Lutte contre la pédophilie. 

L’objectif était d’établir un état des lieux des cellules. Le constat est sans appel et corrobore les constats et préconisations du rapport de la CIASE : dans 30% des cas, les cellules d’écoute n’ont pas de lettre de mission de l’évêque, dans 72% des cellules, il n’y a aucun bilan annuel, dans 67% des cellules, aucune supervision, dans la moitié des cas la coordination entre la cellule et l’évêque se fait «  au fil de l’eau », les écoutants «  n’ont pour la plupart pas reçu de formation spécifique », « n’orientent pas vers des structures externes », les partenariats n’existant pas ou peu au niveau local, et pour clore le tout, « il n'est pas aujourd’hui possible d’obtenir une estimation globale fiable du nombre de personnes ayant sollicité ces cellules, ni de mener un suivi des dossiers, « ceux-ci étant fondus dans les archives du diocèse ». Et cerise sur le gâteau, compte tenu de la faible sollicitation de certaines cellules ( en moyenne 10 cas par an selon le rapport pour deux tiers des cellules ) le rapport pose la question de leur « pérennité ». Pourquoi en effet maintenir des cellules d’écoute pour des victimes si peu nombreuses ?

Concrètement, sur le Diocèse de Nice, la cellule « d’écoute » des abus se borne à un mail, et le seul numéro de téléphone mis à disposition est le numéro national de France Victimes. Quelle victime se sent incitée à envoyer un mail sans savoir dans quel délai on lui répondra ni si on lui répondra ? La détresse s’exprime dans le présent, sur le vif, elle veut avoir de vraies personnes au bout du fil, et pas une messagerie électronique impersonnelle traitée au bout de huit jours.

Pour conclure, le bilan de l’audit des cellules d’écoute et de prévention de la pédophilie 2023 par l’Eglise de France aboutit….au rapport de la CIASE lui-même, c’est-à-dire au point zéro. 

Le financement de cet audit n’aurait-il pas été mieux investi dans la formation des écoutants, les supports de communication, la rémunération de professionnels pour assurer ce service ?

Autre effet d’annonce : le Tribunal pénal canonique national.

Cet organisme de jugement mis en place par le CEF le 5 décembre 2022 et créé autant pour juger les délits contre la foi et l’unité de l’Eglise commis par des clercs ou des laïc, que les abus de confiance, abus spirituels, aux délits « contre la vie, la dignité et la liberté humaine, par exemple les agressions sexuelles sur majeurs » ) a été critiqué pour la partialité, la non parité dans la composition de ses juges ( 13 juges, dont 8 prêtres et 5 laics, dont 4 femmes ), son système circulaire obligeant un plaignant à attendre que l’évêque du lieu où ont été commis les fais diligente lui-même une enquête : c’est donc lui qui « défère le justiciable » devant le TPCN – autant dire que tout ceci est soumis à son bon vouloir et ne permet pas de le soustraire à d’éventuels conflits d’intérêt locaux ) et sa non obligation de résultat par divers experts en droit.

Pour Juliette Gaté, Maître de Conférences en droit public et avocate au Barreau d’Aix en Provence, « le rendez-vous entre l’Eglise et le droit, après le scandale des abus et la publication du rapport de la CIASE, est pour l’instant un échec ». Dans une tribune de La Croix en date du 20 octobre 2023, celle-ci déclare : « nombreux sont ceux qui ont voulu croire que le rapport de la CIASE, rédigé et avalisé par des sommités, signait la fin d’une époque et les prémices d’une ère nouvelle où l’Eglise se soumettrait enfin sans crainte aux exigences du droit pénal français. Il faut oser dire pourtant que tel n’est pas le cas » car « l’Eglise entretient depuis des Siècles la fiction de la société parfaite ».

Or il s’agit d’une « orgueilleuse illusion », et « de cette illusion de société parfaite découle beaucoup des terrifiantes affaires qui ont été portées au grand jour ». En effet, seul l’Etat est en mesure de rédiger un droit pénal et il n’est pas possible de juger des personnes sur le territoire français, même par un droit disciplinaire, « sans respecter les normes fondamentales en vigueur en France et en Europe. Or, « « unanimement, explique-t-elle, « le droit canon fait fi de nombreuses normes » en particulier « découlant des droits de la défense, du droit à un procès équitable, de la place des victimes dans la procédure ». Ces difficultés sont accrues par le fait que l’Eglise échappe à toute qualification juridique en droit français. Enfin, sur l’efficience du tribunal, celle-ci explique que celui-ci continue à suivre une procédure, celle des « protocoles avec le parquet », lesquelles ne sont en droit que des déclarations d’intention, « sans force juridique contraignante » - ce qui préoccupe légitimement sur les suites juridiques données aux dossiers.

A début du mois d’Octobre 2023, l’organe judiciaire s’est emparé du dossier de la communauté des Béatitudes, sur mandat canonique des diocèses d’Albi, Saint-Dié et Toulouse, après les révélations concernant l’internat d’Autrey début 2023. Une enquête et un appel à témoins a été lancés, « concernant différentes affaires mettant en cause certains membres de la communauté des Béatitudes ». Cette démarche a également eu le concours du diocèse de Fréjus-Toulon. 

Et ce, alors que le Pape François, recevait la communauté des Béatitudes le 17 avril 2023 pour l’anniversaire de ses 50 ans, et assurant que celle-ci était « un don pour l’Eglise et le monde », malgré les perversions sexuelles et abus en tous genre de son fondateur appelé « frère Ephraïm », de son vrai nom Gérard Croissant. Mais le journaliste de Vatican News, Jean-Charles Putzolu, résume la rencontre : « la communauté, sous l’impulsion de l’expérience pentecôtiste qui constitue avec la dimension eschatologique son charisme fondateur, vit dans une recherche permanente de l’union avec Dieu ».

A croire que la base et le sommet ne sont pas reliés, ce qui inquiète sur la capacité à appréhender les enjeux réels pour ces communautés, et pose la question de la place des victimes.

Sur le dossier dont est saisi le tribunal pénal canonique, toute personne désireuse de réaliser un signalement peut contacter le mail du promoteur de Justice promoteurdejustice@tpcn.fr

Peut-on espérer des avancées substantielles de la Justice canonique sur les abus de pouvoir ?

Le rapport de la CIASE ne dit rien sur ce sujet spécifique : l’expression apparaît huit fois dans le rapport de la CIASE, en lien avec des situations tragiques d’emprise et de suicide, mais elle ne fait pas l’objet d’une définition et n’est pas traitée en tant que telle. Il demeure que les abus de pouvoir sont une autre partie immergée de l’iceberg, et qu’en tant que tels, ils devraient pouvoir donner lieu à un audit du type de la CIASE, avec une commission dédiée aux abus de pouvoir dans l’Eglise.

Pour cela, il faut définir l’abus de pouvoir, dans sa relation aux abus sexuels et spirituels, aux abus de confiance et de conscience, dans sa relation à la maltraitance psychologique, au non-respect du droit et de la dignité humaine. Cette catégorie ne semble pas figurer dans le droit canon, en tant que telle : et ce, alors qu’elle constitue une infraction au regard de la loi, et pénalement condamnable. Ceux-ci peuvent être vécus dans la verticalité de la relation évêque-prêtre, supérieur de communauté-consacrés, mais également dans les paroisses, dans la relation curé-laïcs, curé-bénévoles, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. L’abus de pouvoir peut venir de la base, et réciproquement.

De nombreux témoignages font état de situations absolument dramatiques d’abus de pouvoir, mais ceux-ci sont cités « en marge » de l’enquête menée. 

« Et que dire, en marge du champ d’étude de la commission, des abus de pouvoir que l’on ne peut même pas rattacher ainsi à l’infraction à une règle écrite du droit de l’Église, tels que celui rapporté en audition par le dominicain Gilles Berceville, d’une religieuse d’une communauté contemplative « affamée pendant des années » ?

(P 434)

Ces éléments doivent nous alerter sur les angles morts du traitement des abus dans l’Eglise de France. 

Le journaliste et politologue Yves Hamant, spécialiste de la Russie, lanceur d’alerte sur les questions d’abus de pouvoir et de conscience dans l’Eglise catholique, recommandait le 7 décembre 2022 la création d’une enquête, comparable à celle du rapport Sauvé, pour analyser le problème en profondeur. Une intuition prophétique, telle que celle qui présida à sa contribution à la traduction en français de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Yves Hamant réclame une CIASE 2pour analyser les processus de dérives sectaires dans l’Eglise.  

A ce jour, il n’a pas été entendu.

Deux ans après la publication du rapport qui porte son nom, Jean-Marc Sauvé lui-même faisait état dans le Parisien de « ses doutes » sur la gestion des abus dans l’Eglise. « Sur la prévention, on n’a guère avancé », déplorait-il ( Le Parisien, 23 octobre 2023).

« Peut-être que l’Eglise considère que le travail de la CIASE était à la fois le diagnostic et le remède », déclare le président de la CIASE, enchaînant : « dans les conclusions de notre rapport, nous avons passé les sujets structurels de la gouvernance de l’institution (...) au lieu d’avoir une réponse globale, on répond parfois que c’est la responsabilité de chaque évêque ».

Or il semble en effet que l’Eglise de France considère que ce rapport est le diagnostic et le remède, ce qu’il n’est pas – elle va même plus loin, provoquant la colère des victimes : le 8 novembre 2023, lors de l’Assemblée plénière des évêques à Lourdes, Monseigneur de Moulins-Beaufort, président de la CEF, osait dire : « dans ce travail de vérité et de justice, nous reconnaissons l’œuvre de Dieu qui sanctifie l’Eglise ».

Un internaute hurlait son indignation : « non mais incroyable ! Ils arrivent à retourner les choses à l’avantage de l’Eglise en y incluant Dieu à l’œuvre sur ce sujet criminel !! »

L’avenir est sombre, pour toutes les victimes encore ignorées par l’Institution, et dont le nombre pourrait être exponentiel. En effet, ce continent de relégation morale est à ce jour pratiquement inexploré. Or l’abus de conscience, selon Yves Hamant, « est plus fréquent encore que l’abus sexuel », d’après les aveux d’un responsable de la CEF, aveux confirmés par le cardinal Stella, ancien préfet de la Congrégation pour le clergé ( Vatican news, 2018).

Sans une prise à bras le corps de ces sujets, l’Eglise ne pourra jamais faire cesser les causes structurelles des abus qui la minent.


Sabine Faivre psychologue, essayiste et éditorialiste pour Boulevard Voltaire, Tysol France, Deliberatio et Wolność, la parole libre.